L’Europe est-elle « une puissance herbivore » dans un monde de « puissances carnivores » ?



Publié par Irnerio Seminatore le 14 Mars 2024

Le déterminisme des forces historiques, dont chaque collectivité a une connaissance différente selon les lieux et selon les époques, s’exprime ici en deux parties du même texte qui ont pour objet deux formes d’engagement : européen et mondial. Pour le premier, l’intention de l’auteur vise à éclairer, par une forme de paradoxe, celui de l’Europe « puissance herbivore », les traits du pouvoir qui s’est constitué à partir du Traité de Rome de 1957 et ses limites d’action. Pour le deuxième, cette même intention tâche de rendre intelligible à notre conscience l’idée de l’Europe affaiblie, la situant dans l’histoire globale d’un système planétaire, hégémonisé par les deux vainqueurs de la Deuxième Guerre mondiale et, après la dislocation de la Fédération des Républiques Socialistes soviétiques en 1989, par les États-Unis d’Amérique seuls. Pour parvenir à tisser un lien entre l’évolution du vieux continent et le monde, on fera recours aux notions de puissance et de souveraineté et à l’émergence d’un nouveau rapport entre risque et liberté politique. Ainsi, dans la dialectique multiforme qui bouleverse les paradigmes hérités, remettant en cause les époques et les civilisations, l’objectif inavoué de l’analyse est d’aspirer à préfigurer les nouveaux visages des aspirants à l’empire de demain, en perturbateurs rationnels et déclarés qui entendent confirmer ou infirmer par la force, le pouvoir immanent d’hégémon. Dans la première partie, qui concerne l’Europe et l’évocation de l’arme nucléaire, la dimension de la conscience historique fera référence aux solutions possibles des conflits en cours et à l’enracinement précaire du régime démocratique, dans la deuxième à l’importance et à la relativité de la relation entre autocraties, philosophies de l’histoire et géopolitique planétaire.



L’Europe, « puissance herbivore »

L’expression de « puissance herbivore » appartient à Franck-Walter Steinmayer, président de la République fédérale d’Allemagne et à l’évocation d’un débat qui a trop duré et qui divise la France et L’Allemagne sur la souveraineté politique de l’Europe, sa puissance militaire et son autonomie stratégique (1991-2017). Cet état a-t-il été surmonté ? Depuis le passage brutal aux rapports de force de la part de l’Union européenne, qui s’est voulue géopolitique lors de son investiture, en 2017, le réveil des opinions apparaît choquant et apeuré. Nous entrons de plein fouet, depuis les déclarations improvisées du Président Macron de mardi 5 mars 2024 à Prague, dans l’âge inconnu des grands bouleversements historiques. Le thème de l’indépendance politique et de l’autonomie stratégique de l’Europe a été un réquisitoire permanent adressé à l’Europe établie et aussi sa pierre d’achoppement. Ce thème sera-t-il le tombeau du continent ? L’épouvante de la situation actuelle est dictée pour l’essentiel par le pouvoir de décision irrévocable et non partagé de l’arme nucléaire, évoqué comme repoussoir de la soumission à une puissance tutélaire extérieure, l’Amérique. Pour l’autre, par la crainte en un nouvel isolationnisme de celle-ci, suite aux élections présidentielles de novembre 2024. L’ordre européen de l’équilibre des forces entre l’Est et l’Ouest a pris fin avec l’ouverture des hostilités en Ukraine et le principe de légitimité de cet ordre de sécurité s’est effondré sur l’écueil du régime politique qui fonde la légitimité de son pouvoir, l’usage délibéré de la force. Dès lors ce régime, autocratique, peut-il franchir impunément les lignes rouges du « tiers non engagé » (Union européenne), face à une dégradation de la situation militaire (défaite possible de l’Ukraine) et aux répercussions que cela entrainerait ?

E. Macron et l’envoi de troupes au sol

Emmanuel Macron a appelé mardi à Prague les alliés de l’Ukraine à « ne pas être lâches » face à une Russie « devenue inarrêtable », semblant assumer ses propos controversés sur la possibilité d’envoyer des troupes occidentales dans ce pays en guerre. « Nous abordons à coup sûr un moment de notre Europe où il conviendra de ne pas être lâches », a lancé le président français au début de sa visite en République tchèque. « On ne veut jamais voir les drames qui viennent », a-t-il prévenu devant la communauté française.
« Il nous faudra être à la hauteur de l’Histoire et du courage qu’elle implique », a-t-il insisté.
Déclarations inopportunes et visant une posture de leadership européen, selon certains, ces déclarations ont été confirmées par l’intéressé après une réunion des Chefs d’État et de gouvernement des vingt-sept à Paris, tous unanimes sur une politique de non-engagement au sol de troupes combattantes de la part des européens, qui ont désavoué le président français. De surcroit et dans le but d’éviter tout malentendu, John Kirby, porte-parole de la Maison-Blanche, a déclaré sans tarder « Il n’y aura pas de troupes américaines engagées au sol en Ukraine. Ce n’est pas ce que demande le président Zelensky. Il demande des outils et des capacités. Il n’a jamais demandé que des troupes étrangères combattent pour son pays ».
En passant aux perspectives sécuritaires et historiques, quels accommodements prendront les relations entre l’Europe et la Russie après la défaite possible et annoncée de l’Ukraine dans le couloir continental de l’Eurasie qui a permis par le passé, l’existence de l’empire russe, puis soviétique ?
L’ordre européen de demain ne naîtra pas d’une perspective géopolitique unique, ni d’un rapport mondial des forces de conception équilibrée, avec un partenariat entre la Russie et la Chine qui ne joueront plus au contrepoids avec l’Occident, mais profiteront de toutes les variables des rapports de pouvoir, de légitimité et de force à l’échelle du monde.
Les triangulations stratégiques États-Unis, Russie et Chine et, en subordre, les allégeances des Brics et des puissances relatives émergentes (le sud global) conduiront à se poser fatalement la question essentielle de toute coalition : qui gouvernera ce processus de changement et qui décidera des jeux d’influence et de contrôle sur le Heartland du monde et au-delà ?

Le monde de demain et les forces centripètes

Il est fort probable que l’ordre planétaire de demain sera celui où des forces centripètes pourront contribuer à définir l’avenir commun et où la reconnaissance de l’unité planétaire s’accompagnera de l’acceptation du nouveau centre de gravité du monde, l’Asie-Pacifique relativisant le poids de l’Europe. Entre-temps le changement de l’Hégémonie (Américaine), sera l’objectif prioritaire de la nouvelle phase historique, la phase néo-machiavélienne de l’histoire universelle, qui procédera de la priorité de tout système de « blocs instables » pour parvenir à l’établissement d’une rivalité maîtrisée. Si l’hégémonie sera l’objectif affiché pour maintenir l’unité du système, des revendications de groupes minoritaires multiples dépasseront, et de loin, le respect dû autrefois aux autorités établies et il n’y aura pas d’uniformité rationnelle des sociétés ni de théories politiques (soient-elles démocratiques) préfigurant un ordre d’avenir.
Face à la « menace russe » vis-à-vis des pays d’Europe centrale (Pologne, Hongrie, États baltes), obligés de choisir entre l’unité de façade proposée par l’Union européenne et l’exigence de protection et de sécurité, garantie par Hégémon à travers l’OTAN, ces pays choisiront l’asservissement à Hégémon et la guerre contre l’ennemi désigné, voulue par le leader de bloc. Ainsi la vassalité de l’Europe centrale vis-à-vis de l’Amérique deviendra une nécessité politique pour éviter que l’Allemagne joue la carte d’une nouvelle entente stratégique avec Moscou, une réédition de l’Ostpolitik contre les puissances passives de l’Ouest et contre les illusions politiques de la France de durcir le verbe (Macron) et de préférer la politique intérieure à la politique internationale et continentale.
Un débat, au même temps qu’un combat, est en cours en Europe occidentale sur le soutien humanitaire aux populations civiles ukrainiennes. Ne croyant plus à une résistance de Kiev face à Moscou, l’Amérique entend clairement affaiblir et épuiser la Russie, par personne interposée. Or, dans l’éloignement d’un compromis, imposé par les Américains à Zelensky, comment l’Europe doit-elle se définir par rapport aux cinquante-huit pays qui, aux Nations Unies, n’ont pas voté la censure contre Moscou pour son initiative militaire, dictée par son exigence de sécurité et de cohésion intérieures ?

La France, la diplomatie triangulaire et la prospective stratégique

Au titre d’une rétrospective historique, l’issue de la Première « Guerre froide » a comporté le remplacement des tensions et des crises par le développement d’une coopération paneuropéenne entre nations indépendantes, situées entre l’Atlantique et l’Oural. Ceci a impliqué pour la France de considérer le paneuropéisme comme un moyen pour dépasser l’ordre bipolaire.
Cependant la transition de la bipolarité à la diplomatie triangulaire a comporté le renversement du « jeu d’antagonismes asymétriques » entre Washington-Pékin et Moscou, par l’antagonisme sino-américain, qui a pris le dessus sur le rapprochement russo-chinois, à l’époque improbable. À un aperçu très général, les autres changements de l’échiquier géopolitique nous autorisent à une esquisse de prospective stratégique, caractérisée par les variables systémiques suivantes :
– Une neutralisation de l’Ukraine et un partage des influences territoriales est-ouest ;
– Des hypothèses de conflit entre pôles et des scénarios de belligérance entre alliances continentales et alliances insulaires ;
– La riposte d’Hégémon à une grande coalition eurasienne et anti-hégémonique (Russie, Chine, Iran) ;
– Les incertitudes des nouvelles « coalitions multipolaires » dans un contexte de bipolarisme sous-jacent (Chine-USA) ;
– Un système de sécurité ou de défense collectives, qui échappe en large partie aux organes multilatéralistes existants (ONU, OTAN, autre…) et aux instances de gouvernance actuelles (G7, G20), et cela en raison des variations de la « mix security » ;
– Des combinaisons croisées de la « Balance of Power » et de la « Balance of Threats » (la première pratiquée par les puissances traditionnelles et la deuxième par les puissances montantes comme mélange de menaces et de vulnérabilités) ;
– La démocratisation du feu balistico-nucléaire (ADM) et la généralisation multiforme de nuisances et de terrorisme (Iran, Corée du Nord…) ;
– La dominance offensive de la cyberguerre et des guerres spatiales, qui induit une modification du rapport de forces entre attaquants et défenseurs (avec une prime à l’attaquant) ;
– L’asymétrie, les guerres hybrides et les conflits non maîtrisés ;
– Une tentative d’isolement international de la Russie, sous l’effet d’une multitude de sanctions économiques et financières, personnelles et de groupe, à l’efficacité douteuse. Ces mesures, impliquant une logique de rétorsions, frappent en retour l’Allemagne (Nord Stream2, désindustrialisation, stagnation économique) et les autres pays européens, suscitant une fracture de l’unité de camp occidental, déjà compromise par la subordination de la démocratie à l’Hégémonie.

Répercussions politiques de la guerre d’Ukraine aux États-Unis

La guerre en Ukraine et sa fonction imposée et presque fatale d’État-tampon a relancée un débat aux États-Unis entre les deux courants de pensée, les idéalistes interventionnistes, en gros Biden et les démocrates, défenseurs de la démocratie libérale et du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et les réalistes classiques, Trump, Elon Musk, Carlson Tucker, porteurs du souverainisme et du nationalisme américain sur le rôle des États-Unis dans le monde. La manifestation plus évidente de cette opposition a été le rejet du vote au Congrès américain pour une énième allocation de fonds à l’Ukraine et Israël pour un montant de 106 milliards de dollars, qui seront pris en charge par l’UE à hauteur de 50 milliards d’euros.
En l’absence d’un débat équivalent en Europe, le bilan européen ne va pas plus loin qu’une préoccupation pour le retour de Trump et un appel à indépendance et à l’autonomie stratégique de l’Europe qui touche indirectement, surtout en France, au vieux débat sur la souveraineté et la supranationalité et à « l’irresponsabilité stratégique, diplomatique et, in fine politique du Chef de l’État ». Ce bilan investit le domaine du multilatéralisme et de ses institutions (UE, ONU, FMI, BM…) et donc le rapport entre autorités fonctionnelles et autorités politiques dans la scène internationale. Il a été remarqué que, pour le Secrétaire d’État, Antony Blinken, la guerre en Ukraine est la transposition du débat interne entre républicains-populistes et idéalistes-progressistes, intégrant l’Ukraine et l’Europe centrale dans une zone de redéfinition de la géopolitique américaine. En son sein, la posture prioritaire est représentée par la menace de l’Empire du Milieu. Ainsi l’issue de la crise ukrainienne et de celle israélo-palestinienne et au sens large, moyen – orientale, est resituée à la marge du baromètre des relations globales entre Washington – Moscou-Beijing.

Problèmes régionaux et « balance » mondiale

Sur le plan politique, le théâtre euro-méditerranéen (par l’inclusion des crises en chaîne, allant des zones contestées de l’Europe orientale au Moyen-Orient et donc des Pays baltes, Bélarus et Ukraine au Golfe et à l’Iran, en passant par la Syrie et par la confrontation israélo-palestinienne), peut devenir soudainement l’activateur d’un conflit interétatique de haute intensité. Cette hypothèse n’est pas nulle et nous pousse à la conjecture que la clé, déterminante et finale, de l’antagonisme régional en Europe, dont l’enjeu est la suprématie, jugée dangereuse, d’un État sur le continent, par le contrôle de sa zone d’influence est, aux yeux des Occidentaux, la répétition par la Russie des aventures des grands États du passé (Espagne, France et Allemagne). La conclusion d’une pareille aventure se situerait dans la bordure continentale et maritime de l’Eurasie et dans la stratégie du Rimland du monde. Ainsi, l’actuelle progression vers une guerre générale repropose aux décideurs le dilemme classique, hégémonie ou équilibre des forces, comme dans les guerres du passé. Or, suite à la constitution d’un système asiatique autonome autour de la Chine, comme nouveau centre de gravité mondial, la victoire finale, dans un affrontement général, pourrait échapper à la coalition des puissances maritimes, le Rimland, par l’impossibilité d’une conquête ou reconquête de l’Eurasie de la part de l’Amérique et de ses forces coalisées et vassales. Au sein de la triade, Russie, États-Unis et Chine les deux plans d’analyse, régional et planétaire, présentent des interdépendances conflictuelles majeures et caractérisent cette conjoncture comme une « révolution systémique », plus encore qu’une « transition hégémonique ». En ce qui concerne l’Europe, qui a inventé tous les concepts clés de la vie internationale, la souveraineté, l’État-nation, l’équilibre des forces, l’empire universel et la jalouse émulation ; elle demeurera le seul ensemble du monde moderne à ne jamais avoir connu de structure politique unifiée et, de ce fait, elle sera affaiblie, divisée et impuissante.
Ainsi en Europe de l’Ouest, dépourvue d’unité et d’identité politique et militaire, la confrontation colporte une déstabilisation des régimes au pouvoir et des formes de sociétés, au cœur desquels s’affrontent des guerres civiles latentes entre héritages ethniques et culturels antinomiques. Depuis 1945 et le processus de décolonisation, l’Europe a perdu la force et la confiance en elle-même, qu’elle a remplacées par le règne de la morale et de la loi, aggravé par l’égarement de ses intérêts et de son rôle. Quant aux aspects géopolitiques et stratégiques, la crise des démocraties occidentales engendre deux tentatives contradictoires, dont la première est constituée de l’exigence de compenser les faiblesses internes de l’autorité et de l’État, marquées par le terrorisme et par l’ennemi islamique et la deuxième par subordination accrue à l’alliance atlantique, l’OTAN. Dans une pareille situation, la Chine, puissance extérieure à l’Europe, mais dominante en Eurasie, serait bénéficiaire d’une lutte à mort entre l’Occident et la Russie et marquerait sa prééminence finale sur le monde connu.


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